Oui, oui, voilà, voilà… Bien-sûr que je vais
descendre ! Mais c’est que j’ai des fourmis dans les pattes, moi. Ça fait
bien trois quarts d’heure que je suis coincé dans ta camionnette pourrie,
debout, secoué à droite à gauche au gré des virages de tes routes de campagne.
Si encore j’étais dans le bon sens pour voir la route… Mais non, pas de fenêtre
vers l’avant, seulement une vitre démontée dans le hayon arrière pour que je
puisse passer la tête. Bon, d’accord, je la vois, la route. Mais qui défile en
marche arrière ; idéal pour être malade, tiens ! Et je peux
surveiller ma carriole, montée sur une vielle remorque basse accrochée au J9.
Je la regarde virer d’un côté, de l’autre, sauter sur les nids de poules ou les
gendarmes couchés. On peut dire qu’elle m’aura suivi toute ma vie,
celle-ci ! Même quand c’est pas moi qui la tire, faut quand même qu’elle
me suive… Remarque, si on pouvait la perdre en route, ça me ferait pas bien
mal ; c’est pas moi qui taperais du sabot dans la cloison pour te
prévenir, tiens !
Oui, oui, je descends, je t’ai dit. Y’a pas le feu au lac,
comme disent certains touristes à l’accent traînant… Où c’est-y donc que tu
m’as amené, cette fois ? C’est vallonné, ici ; c’est la campagne,
c’est vert, y’a des grands champs de blé pas encore mûr… Ça sent le petit
village paumé, ça va nous changer des tours dans le parc de Vichy. Mais arrête
donc de tirer comme une brute sur ma bride, bon sang ! Je sortirai quand
je voudrai. Je découvre le paysage, moi, môssieur…
Ça va, ça va, t’as gagné, je sors. Faut que je regarde un
peu de l’autre côté, aussi. Il est où, ce bled ? Attends… Elles sont bien
calées, tes planches, là ? C’est que je voudrais pas me vautrer et finir
mes jours ici ! Bon allez, on y va. Et… hop hop hop ! Nous voici sur
la terre ferme, ouf. Goûtons voir si l’herbe est la même ici qu’ailleurs…
Alors c’est ça, le village du jour ? OK, c’est joli tout plein. Une petite
cuvette entre les volcans, des maisons
bien serrées pour se tenir chaud l’hiver, une église en bordure de champ. Et
puis surtout, ce pic rocheux, là, avec un château qui date pas d’hier. Mais
c’est pas très plat, tout ça. Pas de bon augure, pour moi… Dis, rassure-moi, tu
comptes pas me faire monter là-haut, non ? Si ? Je crains le pire… En
plus, à peine neuf heures et il fait déjà chaud. Pour un mois de juin, c’est
bien parti, cette année. Bien parti, peut-être, mais pas bon pour moi. Je sens
que ça va pas être dimanche et fête pour tout le monde… Ah ! Mais
qu’est-ce que… ? Déjà tu m'attelles la carriole ? On vient à peine de
débarquer, j’ai même pas mangé trois
touffes d’herbe ! Aïeeuuu… Pas la peine de serrer si fort, non plus !
* * *
Animations – Promenade en calèche – Buvette. »
Tu parles d’une « calèche » ! Quand ils vont
voir la tête de la « calèche », les clients… Deux roues grinçantes,
deux bancs de bois dans une caisse. Et moi pour tirer tout ça : pas
vraiment l’allure d’un cheval de course. M’enfin bon, y’en aura toujours trop
pour payer et se faire trimbaler, malheureusement…
Allez, c’est parti, allons nous mettre en place. Pour le
moment, ça va. Ça monte, mais ça va… L’avantage d’avoir un patron radin, c’est
qu’il a du récupérer mes œillères sur une vielle mule. Sont pas taillées pour
moi, j’arrive à voir un peu autour. En même temps, déjà que je fais un travail
de nègre, si en plus je pouvais pas regarder le paysage ! Et puis ces
humains, il y en a de cocasses, des fois. Surtout dans ce genre de bled paumé à
la campagne, là, on en trouve des gratinés. Et dire que c’est eux qui me
traitent de bourricot, hi hi ! S’ils savaient ce que je pense d’eux…
A droite, un champ de blé. Pas une tige plus haute que
l’autre, impeccable. Encore vert, mais on sent que ça va bientôt virer au jaune ;
c’est en avance, cette année. En-dessous, un étang derrière une belle rangée de
grands arbres. Bucolique à souhait. A gauche, un… capharnaüm de vieilles
remorques, machines agricoles, tracteurs réformés. M’étonnerait que ma
« calèche » soit digne de finir ici un jour. Puis l’église, assez
banale et loin d’être aussi charmante qu’une petite chapelle romane, mais
joliment placée, à la fois au centre et en bordure de village. Ici commence
donc ce fameux vide-grenier.
Patron me fait prendre à droite un chemin longeant le champ
de blé, encombré d’étales de tous genres. Depuis le mini emplacement de
quelques gamins du village bradant leurs vieux jouets, jusqu’au double ou
triple stand tenu par des pros de la foire ou de la brocante, certains
spécialisés dans les cassettes de musique, d’autres dans les bibelots pour
collectionneurs. Je crois reconnaître quelques têtes déjà croisées dans
d’autres bleds du coin. La plupart est arrivée bien avant nous, sans doute vers
six heures ce matin. Nous voici approchant la mairie, point de départ de mes
funestes « promenades en calèche »…
* * *
« Dix francs, m’sieurs-dames ! Dix francs la place
pour traverser le village et monter au château ! Faites plaisir aux
enfants, petits et grands ! Et faites-vous plaisir en montant au château
sans vous fatiguer ! »
Sans vous fatiguer… tu parles ! Ca dépend qui. Je la
sentais venir, celle-là. Se taper des allers-retours vers le château toute la
journée. C’est pas une vie… Et vous croyez que j’en vois la couleur, moi, des
dix balles par tête de pipe ? Que dalle ! Bon, en même temps,
qu’est-ce que j’en ferais…
Et c’est parti pour un tour. D’abord remonter le chemin du
vide-grenier ; il y a plein de monde, c’est bien, ça me donne une excuse
pour avancer tout doucement. Et puis l’autre est obligé de marcher à côté de
moi pour écarter les badauds. Au moins, il en bavera un peu aussi, y’a pas de
raison qu’il y ait que moi qui bosse, non mais !
Hum… Ça sent bon, par ici ! Ils ont fait chauffer le
vieux four à pain depuis plusieurs jours et là, ils ont enfourné les boules. Ça gonfle, ça croustille, ça brûle aussi un peu… Hé, le faites pas trop cuire,
votre pain ! Mauvaise nouvelle, par contre : la fontaine face au four
est encombrée de vendeurs, elle aussi. Je ne pourrai pas m’en approcher quand
la soif viendra, faudra que j’attende que l’autre comprenne et me file un seau
d’eau. Bon… On verra plus tard. En tout cas, lui va pas crever de soif, car
voilà déjà la buvette. Alors ça, ça marche, les buvettes dans ces fêtes de
village ; on dirait qu’ils ont rien bu depuis l’année d’avant. Neuf heures
et demi et le rosé coule déjà à flots… J’en connais un qui va être propre,
tiens ! Un verre à chaque passage et, comme d’habitude, sans sortir une
seule fois le porte-monnaie. D’ailleurs ça y est, il se fait servir son premier
rosé ; le rouge, ce sera pour plus tard, tout comme l’écarlate sur sa
grosse mine de poivrot…
C’est bu, c’est reparti. Et les choses sérieuses commencent :
ça monte vers les derniers stands, puis on prend à gauche. D’un coup, plus personne ;
finie, l’agitation. On n’entend plus que mes passagers qui ne s’intéressent pas
encore à moi. Tant que le moteur fonctionne, on oublierait presque qu’il est
là. Ça n’existe pas, un âne. Ça ne souffre pas… Ça ne pense pas, même…
On prend de la hauteur, petit à petit. Un virage serré à
droite qui enroule l’ancien cimetière. Ceux-là n’ont plus mal aux dents depuis
des siècles. Il est chouette, ce petit cimetière, avec ses vieilles croix en
fer rouillé, toutes de travers. Il y a même des tombes avec des grilles en fer
forgé autour, qu’on dirait des petits lits. Y’a pire, comme endroit, pour
passer l’éternité… M’enfin moi j’aurai pas cette chance ; on n’enterre pas
les ânes… Qu’est-ce qu’on en fait, d’ailleurs ? Suis trop vieux et raide
pour être mangé… enfin je suppose… Bon je verrai bien. Ou plutôt non.
Ouh là, « ça se corse » comme disait un vieux
collègue à moi débarqué d’une île du sud, il y a quelques années. Le pauvre n’a
pas survécu longtemps au climat auvergnat. Ni aux maltraitances de son patron à
lui, de la même trempe que le mien. Ni à l’hiver passé au pré, sous la neige et
en plein vent. L’avait du caractère, pourtant. Mais sympa, vraiment ;
fallait juste prendre le temps de le connaître. S’est jamais remis d’avoir été
arraché à son île…
Mais bref. « Ça se corse », je disais. Ça repart à
gauche, mais ça devient raide, là. Raide de chez raide ! Allez on se
concentre, on oublie les copains disparus, on regarde plus que le chemin. Une
patte et une autre, par petits pas, et ainsi de suite. Ne pas s’arrêter.
Regarder où on pose les sabots, ne pas déraper sur quelques gravillons. Y’en a
pas vraiment long, mais qu’est-ce que ça grimpe ! Je ferai pas ça toute la
journée, moi… Ah tiens ça y est, les autres derrière moi commencent à se rendre
compte que j’existe, maintenant ! Il est grand temps, tiens. Moquez-vous
de moi, rigolez bien ; c’est toujours mieux que l’indifférence…
Voilà, nous y sommes. Enfin du plat, et on s’arrête là, au
pied du château. Il a de la gueule, quand même. Massif, solide. L’était là
avant moi, sera là après moi. Tiens, Castel, je t’amène des clients… Et j’en
profite pour souffler un peu. Il y a de l’air, ici, on est bien. Et quelle
vue ! Les volcans à gauche, des collines usées à droite et, en face, une
plaine à perte de vue. Les humains qui fouinent dans le vide-grenier paraissent
bien petits, vus d’ici. Je pourrais en écraser comme des fourmis, il en
resterait toujours trop…
La première descente, on la fait à vide. Sauf lui, bien sûr,
qu’est monté à l’avant de la carriole et qui tire sur le frein. Un rosé au
passage, évidement, et on rejoint la mairie.
Déjà des clients nous attendent, je vais pas chômer…
* * *
A peine plus de midi. Et déjà soif, faim et chaud. Pas de
client pour le château, à cette heure-ci. Patron me gare le long de la salle
des fêtes, juste à l’entrée de la buvette, et attaque les apéros. Croyez-vous
qu’il me filerait un seau ? Que dalle ! Je suis juste un
faire-valoir, je suis bon qu’à faire causer, il en profite pour se faire payer
des verres et quelques hot-dog gratos.
J’ai repéré une grande caisse, là, sous le comptoir, pleine
de glace fondue où ils stockent les binouzes. Un mètre à peine. Mais le frein
est serré… Alors depuis un moment, discrètement, je bouge à droite à gauche en
forçant doucement, je fais riper une roue après l’autre, centimètre par
centimètre. Je m’approche. Têtu comme une mule…
Victoire ! J’y suis ! J’arrive à passer la tête
sous la table et à siroter l’eau de la caisse, là. Oh putain ça fait du bien
par où ça passe ! Mais victoire éphémère, hélas… Un tenancier de la
buvette me repère, et voilà que je me fais engueuler.
« Hé, il met la gueule dans la glacière, ton âne !
C’est dégueulasse, il va baver sur les bières ! » Pfff… Dégueulasse
toi-même, tiens. Je bave pas, je bois, pauvre naze. Ça viendrait à l’idée de
personne que j’ai faim et soif, moi-aussi ? Ça boit pas, ça bouffe pas… ça
respire pas non plus, un âne ? J’suis même pas une bête tiens. J’suis un
moteur, une machine. On m’éteint quand je sers à rien, pouf. Off. Je n’existe
pas, en fait.
J’ai bien envie de leur en poser une, là, histoire d’en
faire profiter tout le monde. Mais trop tard, voici qu’on m’éloigne.
Qu’importe, je vais bien serrer les fesses un moment, et je me vengerai au
prochain passage. Vais couvrir l’odeur du barbecue, moi ; perdez rien pour
attendre…
* * *
On l’aura compris : patron et moi, c’est pas
vraiment « Platero y yo ». Comment je connais Platero ? Mais
c’est que j’ai de l’éducation, moi ! De la culture, même… J’ai pas
toujours vécu avec ce gros dégueulasse.
J’ai grandi dans un joli petit domaine, bien propre et tout,
avec sa petite ferme. Des gens honnêtes à qui il viendrait même pas à l’idée de
maltraiter une bête. Et des enfants tout mignons qu’ont grandi en même temps
que moi. J’étais leur mascotte, leur âne de compagnie. On s’occupait de moi, on
me causait. On me montait aussi, mais c’était mon plaisir que de trimbaler ces
petits bouts d’humains. On ne savait pas trop qui promenait l’autre…
Je sais plus comment ni pourquoi, mais plus tard, un des gamins
a commencé à me lire des chapitres de « Platero y yo », pensant que
ça m’irait bien. Traduit en français, quand même. Et oui, je m’y suis un peu
retrouvé. Puis si un humain avait écrit un bouquin dont le héros était un
bourricot, c’est que ma condition était peut-être honorable, finalement.
Mais les années ont passé, les enfants ont grandi. Trop
grandi. Après la quinzaine, on s’intéresse moins aux ânes. Puis plus du tout. Et
ils sont partis du domaine, un par un, faire leur vie ailleurs, sans doute.
Revenaient pendant les vacances, mais je n’existais déjà plus.
Et ne servant plus à grand-chose, le père m’a vendu.
Probablement pour trois fois rien, surtout pour se débarrasser de moi. C’est
comme ça que j’ai atterri chez l’autre minable, là…
Au début, j’ai cru que ce serait pas si terrible. Je me suis
habitué à la carriole, à promener des petites familles. Au printemps, on faisait
les fêtes patronales, village après village. L’été, c’était surtout Vichy et
ses touristes, dans le parc le long de l’Allier ; bons chemins, ombre,
plat…
Hélas, à l’automne, plus grand-chose à faire après les
dernières fêtes de village et quelques vides-greniers. Pourquoi hélas ?
Parce que la vie dans sa petite ferme pourrie est vite devenue bien pire que de
tirer la carriole. Avec les jours qui raccourcissent, patron descend les
litrons de mauvais vin plus vite que descendent les températures. Certaines
années, on a eu un sursaut d’activité en décembre, en allant promener gamins et
Pères-Noël dans les rues illuminées de Clermont. Froid mais sympa. Toujours
mieux qu’être oublié au fond de l’étable…
L’hiver en Auvergne, c’est long et c’est froid. Rien à
faire, rien à voir dans mon trou perdu. L’étable est dégueulasse, jamais lavée.
Même les chats n’osent pas me rendre visite… De temps en temps, quand il émerge
de ses beuveries, il pense à me ramener du foin, histoire de me garder en vie
jusqu’au printemps et pouvoir recommencer à gagner de quoi boire le reste de
l’année. A part ça, je n’existe pas. Je suis le tracteur oublié qu’on
redémarrera quand la terre aura dégelé, rien de plus. Pour lui, je suis juste
« l’âne », comme on dirait « la charrette » ou « le
truc, là ». Il ne m’appelle pas autrement. J’en ai fini par oublier mon
nom, celui que me donnaient les enfants, au domaine. Les enfants… mes p’tits
bouts…
Cela fait deux hivers qu’on ne ressort même plus en
décembre. Il est tellement bourré du matin au soir que, tant qu’il lui reste de
quoi boire, il a plus le courage de se bouger. Plusieurs fois, il a oublié de
me nourrir pendant des semaines. J’ai du bouffer jusqu’au dernier reste de foin
moisi, lécher tout ce qui était à ma portée. J’ai perdu du poids et des forces,
j’ai choppé des saloperies ; ma santé n’est plus ce qu’elle était, je
fatigue.
* * *
Milieu d’après-midi. Chaud, très chaud. Jamais vu un mois de
juin si chaud. Et les allers-retours continuent, les affaires marchent. Patron
est normalement plein, mais ça ne se remarque même plus vraiment. Quant à moi,
j’ai réussi à brouter un peu vers la mairie, au bord du champ de blé. Bonne
herbe bien grasse, mais il a fallu faire vite.
Si je tiens, c’est pour deux raisons : le souvenir
d’une vie passée, et quelques enfants parmi ceux que je trimbale ; cette
seconde raison me ramenant souvent à la première. Attention, hein ! Pas
tous les gamins : la plupart sont d’horribles chiards, bruyants et
mal élevés, qui donneront des adultes aussi minables et insupportables que
leurs parents. Mais parfois, on tombe sur quelques raretés, quelques perles de
sensibilité ou d’intelligence. Qui me rappellent les miens ; qu’ont
grandi, disparu… Alors c’est pour eux que je marche, que je force, que je
grimpe.
Je me souviens d’une Laetitia. Un certain chanteur mal rasé,
mort depuis quelques années, aussi alcoolique que patron mais la comparaison
s’arrête là, avait écrit une chanson pour elle. Je suis sûr que c’était pour
elle… même si elle était peut-être pas encore née. « Ma raison, en
définitive, se perd dans ces huit lettres là… » Déjà grande, aux longs
cheveux bruns, aux yeux bleux-verts brillants et toujours un peu humides, elle
avait quelque chose qui la distinguait des autres. Une certaine nonchalance, un
détachement, une sensibilité qui rend inoubliable une rencontre de quelques
minutes. Même pour une bête comme moi.
Plus tard, j’ai transporté une Mathilde. Encore plus grande,
d’une intelligence pétillante. Débordante de curiosité, elle s’est intéressée à
l’âne immédiatement et n’a pas semblé une seconde le considérer comme le simple
moteur d’une carriole bringuebalante.
Les garçons intéressants sont plus rares encore, mais je me
souviens quand même du petit Yvan. Un petit blondinet un peu dodu qui charmait
tout le monde. Quel boute-en-train, celui-ci ! Toujours à faire le clown,
à se faire remarquer, à faire marrer la compagnie, mais sans aucune vulgarité.
J’en ai ri de toutes mes grandes dents et la charrette se gondolait tellement
qu’on a bien failli ne pas arriver au bout !
Puis il y a eu la petite Caro. Elle semblait ne pas
toucher le sol. Un être irréel, hors du monde, dont la sensibilité débordait
tellement que cela lui faisait une aura, qui la soulevait de terre par enchantement.
Tous les humains ne s’en rendaient pas forcément compte mais moi, pauvre bête
silencieuse, je voyais dans ses yeux bleus magnifiques toute la mélancolie du
monde. Pour elle, j’aurais pu tracter son carrosse de Princesse jusqu’à toucher
le ciel.
Sans doute y en a-t-il eu quelques autres encore ; mais
pas tant que ça… Quelques rares humains qui, dès le premier regard, savaient
voir autre chose qu’une simple bête de somme. C’est à eux que je pense quand je
trimbale les autres, si peu intéressants. C’est à eux que je pense quand je
sue ; quand, comme aujourd’hui, chaque nouvelle grimpette devient plus
raide que la précédente, quand chaque pas se fait plus lourd, plus insupportable…
* * *
Il doit être cinq ou six heures. Le vide-grenier touche à sa
fin. Morts de chaud, certains vendeurs ont plié bagage et les autres commencent
à suivre.
Patron est de méchante humeur car, depuis un bon moment, les
gars de la buvette se sont passés le mot pour cesser de l’abreuver
gratuitement. Ils aimeraient bien qu’il mette un peu la main à la poche. Poches
bien remplies, d’ailleurs, surtout grâce à moi. En plus, je me suis mis en
grève. Trop chaud, trop crevé, plus de force. Tu peux bien me filer des coups
de pied et de cravache, salaud, ça ne me fera pas plus avancer. Fini, terminé
pour aujourd’hui. De toute façon, les clients s’en vont…
Tous ? Non. Voici qu’approche une petite famille de
retardataires. Papa et maman qui ont l’air de planer un peu, grande fille très
jolie et… petite sœur. Un petit ange. Une Caro en réduction. Le même modèle,
aussi blond, aux yeux aussi bleus irrésistibles, mais avec un surplus d’énergie
à revendre. De l’espièglerie à la pelle. Et voilà que ça me regarde dans les
yeux, en inclinant la tête à gauche puis à droite, en levant un sourcil plus
haut que l’autre, comme essayant de lire à travers moi. Pas besoin de se parler
pour se comprendre…
« T’es qui, toi ? Tu m’emmènes ? »
semblait-elle dire.
Il y a des fois, comme à cet instant, où il ne faut même pas
chercher à réfléchir. Au bout du rouleau ou non, qu’importe. Quand un tel petit
être charmant demande quelque chose à une bête comme moi, on obéit, c’est tout.
On bombe le torse, se dégourdit les pattes, tape un peu les sabots et montre
qu’on est prêt à repartir. Patron n’essaie même pas de comprendre (il ne
pourrait pas) et empoche ses quarante francs…
La fierté m’a refilé un peu d’énergie, mais pas pour bien
longtemps, malheureusement. Je suis parti un peu vite, pour faire le beau. Mais
à l’église, la fatigue m’a déjà rattrapé. A la buvette, pas d’arrêt, mais
j’avance à un tel pas de sénateur que patron pourrait s’en servir un en
passant.
Mes grandes oreilles tournées vers l’arrière, j’apprends que
le petit ange s’appelle Nina. Elle ne cause pas beaucoup ; pas besoin. Je
ne la vois pas et pourtant, je sens qu’elle m’observe.
L’autre affreux, par contre, commence à s’exciter. Il
aimerait bien qu’on en finisse vite, que je débarque tout ça au château et
qu’il puisse me ramener au J9 troué de rouille. Il me tire, me file quelques
discrets coups de cravache, m’engueule. Il doit sans doute me traiter de
« vieille carne », de « foutue tête de mule » et autres
gentillesses, mais je ne l’entends même plus.
Doucement arrive le cimetière, où l’on n’enterre plus
personne depuis longtemps. Les enfants des enfants de ceux qui reposent ici
doivent eux-mêmes déjà reposer ailleurs, et le dernier bouquet de fleurs
artificielles semble remonter à la dernière guerre. Je me demande si je ne suis
pas aussi mort qu’eux, mais sans le savoir. Mon corps n’est plus qu’une
carcasse de souffrance, à tel point que je ne sais plus si je le sens ou pas.
Ai-je chaud ou froid, je n’en suis plus très sûr.
Tout ce que je ressens, c’est le petit ange qui me regarde,
ne se doutant pas que je suis à bout. Mes pattes avancent encore machinalement,
les sabots raclent le sol. Nina me ramène au domaine, au souvenir de mes petits
bouts d’humains. Pourquoi êtes-vous partis si vite ? Comment avez-vous pu
m’oublier si facilement ?
Dernier virage à gauche, et ultime raidillon. De quelques
longueurs de sabot, mes pas ne font maintenant plus que quelques centimètres.
Puis plus rien du tout. J’ai beau chercher au fond de moi, je n’ai plus de
force, plus rien. Mon cerveau commande au sabot avant gauche de se lever et de
faire quelques centimètres encore, mais rien ne se passe. Patron fulmine,
gueule comme un bœuf, frappe et refrappe. Oh, tu peux taper, va ! Pourriture !
Esclavagiste ! Je sens même plus tes coups, alors vas-y, fais-toi plaisir…
Patron veut en finir. Déposer les derniers clients et
rentrer siroter son litron. Il passe à l’arrière de la carriole, derrière la
roue droite, pour pousser et l’aider à tourner. Cela me soulage un tout petit
peu, et je fais quelques centimètres de plus, à peine. Mais le peu qui me
tenait encore lâche totalement, âne et carriole repartant en arrière d’un coup
sec.
J’entends le bruit sourd d’un corps lourd qui s’affale à la
renverse, accompagné d’un début de juron. Au moment ou la roue est passée entre
ses jambes pour attaquer le bas-ventre, il y eut un hurlement terrible. Plus
terrible encore que celui des pauvres cochons qu’on égorgeait chaque année à la
ferme du domaine. Mais plus bref, car la roue lui écrasait ensuite sa grosse
poitrine grasse, avant de riper contre son crâne et de le défigurer un peu
plus.
Je ne pouvais pas retenir la carriole qui fit encore un bon
mètre en arrière, avant de buter contre un arbre en bordure de virage, Dieu
merci pour mes passagers et mon petit ange. Il y eut sans doute d’autres cris
et hurlements, mais je ne les entendais déjà plus. Je suis toujours debout,
chancelant au-dessus de patron qui souffle encore comme une bête. Les parents
ont juste le temps de sauter et faire descendre l’ange et sa grande sœur, alors
que je m’effondre complètement.
Le corps flasque et déformé a amorti la chute de ma vieille
carcasse. Un bras de la carriole a cassé sèchement alors que je m’allongeais
sur le côté, recouvrant le corps du tyran. Je l’ai senti se débattre encore,
pas bien longtemps, avant qu’il étouffe. Puis se relâcher enfin complètement…
Quant à moi, je soufflais encore un peu, faiblement. Je repensais au domaine, à
mes petits bouts, à mes copains morts avant moi. Nina était là devant moi,
accroupie, me regardant toujours aussi fixement dans le fond des yeux, la tête
penchée, sans rien comprendre de ce qu’il venait de se passer.
« Sentir le sable, sous ma tête,
C’est fou comme ça peut faire du bien,
J’ai prié pour que tout s’arrête… »
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