mercredi, août 14, 2013

Un conte de juin


Oui, oui, voilà, voilà… Bien-sûr que je vais descendre ! Mais c’est que j’ai des fourmis dans les pattes, moi. Ça fait bien trois quarts d’heure que je suis coincé dans ta camionnette pourrie, debout, secoué à droite à gauche au gré des virages de tes routes de campagne. Si encore j’étais dans le bon sens pour voir la route… Mais non, pas de fenêtre vers l’avant, seulement une vitre démontée dans le hayon arrière pour que je puisse passer la tête. Bon, d’accord, je la vois, la route. Mais qui défile en marche arrière ; idéal pour être malade, tiens ! Et je peux surveiller ma carriole, montée sur une vielle remorque basse accrochée au J9. Je la regarde virer d’un côté, de l’autre, sauter sur les nids de poules ou les gendarmes couchés. On peut dire qu’elle m’aura suivi toute ma vie, celle-ci ! Même quand c’est pas moi qui la tire, faut quand même qu’elle me suive… Remarque, si on pouvait la perdre en route, ça me ferait pas bien mal ; c’est pas moi qui taperais du sabot dans la cloison pour te prévenir, tiens !
Oui, oui, je descends, je t’ai dit. Y’a pas le feu au lac, comme disent certains touristes à l’accent traînant… Où c’est-y donc que tu m’as amené, cette fois ? C’est vallonné, ici ; c’est la campagne, c’est vert, y’a des grands champs de blé pas encore mûr… Ça sent le petit village paumé, ça va nous changer des tours dans le parc de Vichy. Mais arrête donc de tirer comme une brute sur ma bride, bon sang ! Je sortirai quand je voudrai. Je découvre le paysage, moi, môssieur…
Ça va, ça va, t’as gagné, je sors. Faut que je regarde un peu de l’autre côté, aussi. Il est où, ce bled ? Attends… Elles sont bien calées, tes planches, là ? C’est que je voudrais pas me vautrer et finir mes jours ici ! Bon allez, on y va. Et… hop hop hop ! Nous voici sur la terre ferme, ouf. Goûtons voir si l’herbe est la même ici qu’ailleurs…

Alors c’est ça, le village du jour ?  OK, c’est joli tout plein. Une petite cuvette  entre les volcans, des maisons bien serrées pour se tenir chaud l’hiver, une église en bordure de champ. Et puis surtout, ce pic rocheux, là, avec un château qui date pas d’hier. Mais c’est pas très plat, tout ça. Pas de bon augure, pour moi… Dis, rassure-moi, tu comptes pas me faire monter là-haut, non ? Si ? Je crains le pire… En plus, à peine neuf heures et il fait déjà chaud. Pour un mois de juin, c’est bien parti, cette année. Bien parti, peut-être, mais pas bon pour moi. Je sens que ça va pas être dimanche et fête pour tout le monde… Ah ! Mais qu’est-ce que… ? Déjà tu m'attelles la carriole ? On vient à peine de débarquer,  j’ai même pas mangé trois touffes d’herbe ! Aïeeuuu… Pas la peine de serrer si fort, non plus !


* * *
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«  Busséol (63) – Vide-grenier – Fête campagnarde – Entrée gratuite.
Animations – Promenade en calèche – Buvette. »

Tu parles d’une « calèche » ! Quand ils vont voir la tête de la « calèche », les clients… Deux roues grinçantes, deux bancs de bois dans une caisse. Et moi pour tirer tout ça : pas vraiment l’allure d’un cheval de course. M’enfin bon, y’en aura toujours trop pour payer et se faire trimbaler, malheureusement…

Allez, c’est parti, allons nous mettre en place. Pour le moment, ça va. Ça monte, mais ça va… L’avantage d’avoir un patron radin, c’est qu’il a du récupérer mes œillères sur une vielle mule. Sont pas taillées pour moi, j’arrive à voir un peu autour. En même temps, déjà que je fais un travail de nègre, si en plus je pouvais pas regarder le paysage ! Et puis ces humains, il y en a de cocasses, des fois. Surtout dans ce genre de bled paumé à la campagne, là, on en trouve des gratinés. Et dire que c’est eux qui me traitent de bourricot, hi hi ! S’ils savaient ce que je pense d’eux…
A droite, un champ de blé. Pas une tige plus haute que l’autre, impeccable. Encore vert, mais on sent que ça va bientôt virer au jaune ; c’est en avance, cette année. En-dessous, un étang derrière une belle rangée de grands arbres. Bucolique à souhait. A gauche, un… capharnaüm de vieilles remorques, machines agricoles, tracteurs réformés. M’étonnerait que ma « calèche » soit digne de finir ici un jour. Puis l’église, assez banale et loin d’être aussi charmante qu’une petite chapelle romane, mais joliment placée, à la fois au centre et en bordure de village. Ici commence donc ce fameux vide-grenier.
Patron me fait prendre à droite un chemin longeant le champ de blé, encombré d’étales de tous genres. Depuis le mini emplacement de quelques gamins du village bradant leurs vieux jouets, jusqu’au double ou triple stand tenu par des pros de la foire ou de la brocante, certains spécialisés dans les cassettes de musique, d’autres dans les bibelots pour collectionneurs. Je crois reconnaître quelques têtes déjà croisées dans d’autres bleds du coin. La plupart est arrivée bien avant nous, sans doute vers six heures ce matin. Nous voici approchant la mairie, point de départ de mes funestes « promenades en calèche »…

* * *

« Dix francs, m’sieurs-dames ! Dix francs la place pour traverser le village et monter au château ! Faites plaisir aux enfants, petits et grands ! Et faites-vous plaisir en montant au château sans vous fatiguer ! »
Sans vous fatiguer… tu parles ! Ca dépend qui. Je la sentais venir, celle-là. Se taper des allers-retours vers le château toute la journée. C’est pas une vie… Et vous croyez que j’en vois la couleur, moi, des dix balles par tête de pipe ? Que dalle ! Bon, en même temps, qu’est-ce que j’en ferais…

Et c’est parti pour un tour. D’abord remonter le chemin du vide-grenier ; il y a plein de monde, c’est bien, ça me donne une excuse pour avancer tout doucement. Et puis l’autre est obligé de marcher à côté de moi pour écarter les badauds. Au moins, il en bavera un peu aussi, y’a pas de raison qu’il y ait que moi qui bosse, non mais !
Hum… Ça sent bon, par ici ! Ils ont fait chauffer le vieux four à pain depuis plusieurs jours et là, ils ont enfourné les boules. Ça gonfle, ça croustille, ça brûle aussi un peu… Hé, le faites pas trop cuire, votre pain ! Mauvaise nouvelle, par contre : la fontaine face au four est encombrée de vendeurs, elle aussi. Je ne pourrai pas m’en approcher quand la soif viendra, faudra que j’attende que l’autre comprenne et me file un seau d’eau. Bon… On verra plus tard. En tout cas, lui va pas crever de soif, car voilà déjà la buvette. Alors ça, ça marche, les buvettes dans ces fêtes de village ; on dirait qu’ils ont rien bu depuis l’année d’avant. Neuf heures et demi et le rosé coule déjà à flots… J’en connais un qui va être propre, tiens ! Un verre à chaque passage et, comme d’habitude, sans sortir une seule fois le porte-monnaie. D’ailleurs ça y est, il se fait servir son premier rosé ; le rouge, ce sera pour plus tard, tout comme l’écarlate sur sa grosse mine de poivrot…
C’est bu, c’est reparti. Et les choses sérieuses commencent : ça monte vers les derniers stands, puis on prend à gauche. D’un coup, plus personne ; finie, l’agitation. On n’entend plus que mes passagers qui ne s’intéressent pas encore à moi. Tant que le moteur fonctionne, on oublierait presque qu’il est là. Ça n’existe pas, un âne. Ça ne souffre pas… Ça ne pense pas, même…

On prend de la hauteur, petit à petit. Un virage serré à droite qui enroule l’ancien cimetière. Ceux-là n’ont plus mal aux dents depuis des siècles. Il est chouette, ce petit cimetière, avec ses vieilles croix en fer rouillé, toutes de travers. Il y a même des tombes avec des grilles en fer forgé autour, qu’on dirait des petits lits. Y’a pire, comme endroit, pour passer l’éternité… M’enfin moi j’aurai pas cette chance ; on n’enterre pas les ânes… Qu’est-ce qu’on en fait, d’ailleurs ? Suis trop vieux et raide pour être mangé… enfin je suppose… Bon je verrai bien. Ou plutôt non.
Ouh là, « ça se corse » comme disait un vieux collègue à moi débarqué d’une île du sud, il y a quelques années. Le pauvre n’a pas survécu longtemps au climat auvergnat. Ni aux maltraitances de son patron à lui, de la même trempe que le mien. Ni à l’hiver passé au pré, sous la neige et en plein vent. L’avait du caractère, pourtant. Mais sympa, vraiment ; fallait juste prendre le temps de le connaître. S’est jamais remis d’avoir été arraché à son île…
Mais bref. « Ça se corse », je disais. Ça repart à gauche, mais ça devient raide, là. Raide de chez raide ! Allez on se concentre, on oublie les copains disparus, on regarde plus que le chemin. Une patte et une autre, par petits pas, et ainsi de suite. Ne pas s’arrêter. Regarder où on pose les sabots, ne pas déraper sur quelques gravillons. Y’en a pas vraiment long, mais qu’est-ce que ça grimpe ! Je ferai pas ça toute la journée, moi… Ah tiens ça y est, les autres derrière moi commencent à se rendre compte que j’existe, maintenant ! Il est grand temps, tiens. Moquez-vous de moi, rigolez bien ; c’est toujours mieux que l’indifférence…

Voilà, nous y sommes. Enfin du plat, et on s’arrête là, au pied du château. Il a de la gueule, quand même. Massif, solide. L’était là avant moi, sera là après moi. Tiens, Castel, je t’amène des clients… Et j’en profite pour souffler un peu. Il y a de l’air, ici, on est bien. Et quelle vue ! Les volcans à gauche, des collines usées à droite et, en face, une plaine à perte de vue. Les humains qui fouinent dans le vide-grenier paraissent bien petits, vus d’ici. Je pourrais en écraser comme des fourmis, il en resterait toujours trop…

La première descente, on la fait à vide. Sauf lui, bien sûr, qu’est monté à l’avant de la carriole et qui tire sur le frein. Un rosé au passage, évidement, et on rejoint la mairie.
Déjà des clients nous attendent, je vais pas chômer…

* * *

A peine plus de midi. Et déjà soif, faim et chaud. Pas de client pour le château, à cette heure-ci. Patron me gare le long de la salle des fêtes, juste à l’entrée de la buvette, et attaque les apéros. Croyez-vous qu’il me filerait un seau ? Que dalle ! Je suis juste un faire-valoir, je suis bon qu’à faire causer, il en profite pour se faire payer des verres et quelques hot-dog gratos.

J’ai repéré une grande caisse, là, sous le comptoir, pleine de glace fondue où ils stockent les binouzes. Un mètre à peine. Mais le frein est serré… Alors depuis un moment, discrètement, je bouge à droite à gauche en forçant doucement, je fais riper une roue après l’autre, centimètre par centimètre. Je m’approche. Têtu comme une mule…
Victoire ! J’y suis ! J’arrive à passer la tête sous la table et à siroter l’eau de la caisse, là. Oh putain ça fait du bien par où ça passe ! Mais victoire éphémère, hélas… Un tenancier de la buvette me repère, et voilà que je me fais engueuler.
« Hé, il met la gueule dans la glacière, ton âne ! C’est dégueulasse, il va baver sur les bières ! » Pfff… Dégueulasse toi-même, tiens. Je bave pas, je bois, pauvre naze. Ça viendrait à l’idée de personne que j’ai faim et soif, moi-aussi ? Ça boit pas, ça bouffe pas… ça respire pas non plus, un âne ? J’suis même pas une bête tiens. J’suis un moteur, une machine. On m’éteint quand je sers à rien, pouf. Off. Je n’existe pas, en fait.

J’ai bien envie de leur en poser une, là, histoire d’en faire profiter tout le monde. Mais trop tard, voici qu’on m’éloigne. Qu’importe, je vais bien serrer les fesses un moment, et je me vengerai au prochain passage. Vais couvrir l’odeur du barbecue, moi ; perdez rien pour attendre…

* * *

On l’aura compris : patron et moi, c’est pas vraiment « Platero y yo ». Comment je connais Platero ? Mais c’est que j’ai de l’éducation, moi ! De la culture, même… J’ai pas toujours vécu avec ce gros dégueulasse.
J’ai grandi dans un joli petit domaine, bien propre et tout, avec sa petite ferme. Des gens honnêtes à qui il viendrait même pas à l’idée de maltraiter une bête. Et des enfants tout mignons qu’ont grandi en même temps que moi. J’étais leur mascotte, leur âne de compagnie. On s’occupait de moi, on me causait. On me montait aussi, mais c’était mon plaisir que de trimbaler ces petits bouts d’humains. On ne savait pas trop qui promenait l’autre…
Je sais plus comment ni pourquoi, mais plus tard, un des gamins a commencé à me lire des chapitres de « Platero y yo », pensant que ça m’irait bien. Traduit en français, quand même. Et oui, je m’y suis un peu retrouvé. Puis si un humain avait écrit un bouquin dont le héros était un bourricot, c’est que ma condition était peut-être honorable, finalement.

Mais les années ont passé, les enfants ont grandi. Trop grandi. Après la quinzaine, on s’intéresse moins aux ânes. Puis plus du tout. Et ils sont partis du domaine, un par un, faire leur vie ailleurs, sans doute. Revenaient pendant les vacances, mais je n’existais déjà plus.
Et ne servant plus à grand-chose, le père m’a vendu. Probablement pour trois fois rien, surtout pour se débarrasser de moi. C’est comme ça que j’ai atterri chez l’autre minable, là…

Au début, j’ai cru que ce serait pas si terrible. Je me suis habitué à la carriole, à promener des petites familles. Au printemps, on faisait les fêtes patronales, village après village. L’été, c’était surtout Vichy et ses touristes, dans le parc le long de l’Allier ; bons chemins, ombre, plat…
Hélas, à l’automne, plus grand-chose à faire après les dernières fêtes de village et quelques vides-greniers. Pourquoi hélas ? Parce que la vie dans sa petite ferme pourrie est vite devenue bien pire que de tirer la carriole. Avec les jours qui raccourcissent, patron descend les litrons de mauvais vin plus vite que descendent les températures. Certaines années, on a eu un sursaut d’activité en décembre, en allant promener gamins et Pères-Noël dans les rues illuminées de Clermont. Froid mais sympa. Toujours mieux qu’être oublié au fond de l’étable…
L’hiver en Auvergne, c’est long et c’est froid. Rien à faire, rien à voir dans mon trou perdu. L’étable est dégueulasse, jamais lavée. Même les chats n’osent pas me rendre visite… De temps en temps, quand il émerge de ses beuveries, il pense à me ramener du foin, histoire de me garder en vie jusqu’au printemps et pouvoir recommencer à gagner de quoi boire le reste de l’année. A part ça, je n’existe pas. Je suis le tracteur oublié qu’on redémarrera quand la terre aura dégelé, rien de plus. Pour lui, je suis juste « l’âne », comme on dirait « la charrette » ou « le truc, là ». Il ne m’appelle pas autrement. J’en ai fini par oublier mon nom, celui que me donnaient les enfants, au domaine. Les enfants… mes p’tits bouts…
Cela fait deux hivers qu’on ne ressort même plus en décembre. Il est tellement bourré du matin au soir que, tant qu’il lui reste de quoi boire, il a plus le courage de se bouger. Plusieurs fois, il a oublié de me nourrir pendant des semaines. J’ai du bouffer jusqu’au dernier reste de foin moisi, lécher tout ce qui était à ma portée. J’ai perdu du poids et des forces, j’ai choppé des saloperies ; ma santé n’est plus ce qu’elle était, je fatigue.

* * *

Milieu d’après-midi. Chaud, très chaud. Jamais vu un mois de juin si chaud. Et les allers-retours continuent, les affaires marchent. Patron est normalement plein, mais ça ne se remarque même plus vraiment. Quant à moi, j’ai réussi à brouter un peu vers la mairie, au bord du champ de blé. Bonne herbe bien grasse, mais il a fallu faire vite.
Si je tiens, c’est pour deux raisons : le souvenir d’une vie passée, et quelques enfants parmi ceux que je trimbale ; cette seconde raison me ramenant souvent à la première. Attention, hein ! Pas tous les gamins : la plupart sont d’horribles chiards, bruyants et mal élevés, qui donneront des adultes aussi minables et insupportables que leurs parents. Mais parfois, on tombe sur quelques raretés, quelques perles de sensibilité ou d’intelligence. Qui me rappellent les miens ; qu’ont grandi, disparu… Alors c’est pour eux que je marche, que je force, que je grimpe.

Je me souviens d’une Laetitia. Un certain chanteur mal rasé, mort depuis quelques années, aussi alcoolique que patron mais la comparaison s’arrête là, avait écrit une chanson pour elle. Je suis sûr que c’était pour elle… même si elle était peut-être pas encore née. « Ma raison, en définitive, se perd dans ces huit lettres là… » Déjà grande, aux longs cheveux bruns, aux yeux bleux-verts brillants et toujours un peu humides, elle avait quelque chose qui la distinguait des autres. Une certaine nonchalance, un détachement, une sensibilité qui rend inoubliable une rencontre de quelques minutes. Même pour une bête comme moi.
Plus tard, j’ai transporté une Mathilde. Encore plus grande, d’une intelligence pétillante. Débordante de curiosité, elle s’est intéressée à l’âne immédiatement et n’a pas semblé une seconde le considérer comme le simple moteur d’une carriole bringuebalante.
Les garçons intéressants sont plus rares encore, mais je me souviens quand même du petit Yvan. Un petit blondinet un peu dodu qui charmait tout le monde. Quel boute-en-train, celui-ci ! Toujours à faire le clown, à se faire remarquer, à faire marrer la compagnie, mais sans aucune vulgarité. J’en ai ri de toutes mes grandes dents et la charrette se gondolait tellement qu’on a bien failli ne pas arriver au bout !
Puis il y a eu la petite Caro. Elle semblait ne pas toucher le sol. Un être irréel, hors du monde, dont la sensibilité débordait tellement que cela lui faisait une aura, qui la soulevait de terre par enchantement. Tous les humains ne s’en rendaient pas forcément compte mais moi, pauvre bête silencieuse, je voyais dans ses yeux bleus magnifiques toute la mélancolie du monde. Pour elle, j’aurais pu tracter son carrosse de Princesse jusqu’à toucher le ciel.
Sans doute y en a-t-il eu quelques autres encore ; mais pas tant que ça… Quelques rares humains qui, dès le premier regard, savaient voir autre chose qu’une simple bête de somme. C’est à eux que je pense quand je trimbale les autres, si peu intéressants. C’est à eux que je pense quand je sue ; quand, comme aujourd’hui, chaque nouvelle grimpette devient plus raide que la précédente, quand chaque pas se fait plus lourd, plus insupportable…

* * *

Il doit être cinq ou six heures. Le vide-grenier touche à sa fin. Morts de chaud, certains vendeurs ont plié bagage et les autres commencent à suivre.
Patron est de méchante humeur car, depuis un bon moment, les gars de la buvette se sont passés le mot pour cesser de l’abreuver gratuitement. Ils aimeraient bien qu’il mette un peu la main à la poche. Poches bien remplies, d’ailleurs, surtout grâce à moi. En plus, je me suis mis en grève. Trop chaud, trop crevé, plus de force. Tu peux bien me filer des coups de pied et de cravache, salaud, ça ne me fera pas plus avancer. Fini, terminé pour aujourd’hui. De toute façon, les clients s’en vont…

Tous ? Non. Voici qu’approche une petite famille de retardataires. Papa et maman qui ont l’air de planer un peu, grande fille très jolie et… petite sœur. Un petit ange. Une Caro en réduction. Le même modèle, aussi blond, aux yeux aussi bleus irrésistibles, mais avec un surplus d’énergie à revendre. De l’espièglerie à la pelle. Et voilà que ça me regarde dans les yeux, en inclinant la tête à gauche puis à droite, en levant un sourcil plus haut que l’autre, comme essayant de lire à travers moi. Pas besoin de se parler pour se comprendre…
« T’es qui, toi ? Tu m’emmènes ? » semblait-elle dire.
Il y a des fois, comme à cet instant, où il ne faut même pas chercher à réfléchir. Au bout du rouleau ou non, qu’importe. Quand un tel petit être charmant demande quelque chose à une bête comme moi, on obéit, c’est tout. On bombe le torse, se dégourdit les pattes, tape un peu les sabots et montre qu’on est prêt à repartir. Patron n’essaie même pas de comprendre (il ne pourrait pas) et empoche ses quarante francs…

La fierté m’a refilé un peu d’énergie, mais pas pour bien longtemps, malheureusement. Je suis parti un peu vite, pour faire le beau. Mais à l’église, la fatigue m’a déjà rattrapé. A la buvette, pas d’arrêt, mais j’avance à un tel pas de sénateur que patron pourrait s’en servir un en passant.
Mes grandes oreilles tournées vers l’arrière, j’apprends que le petit ange s’appelle Nina. Elle ne cause pas beaucoup ; pas besoin. Je ne la vois pas et pourtant, je sens qu’elle m’observe.
L’autre affreux, par contre, commence à s’exciter. Il aimerait bien qu’on en finisse vite, que je débarque tout ça au château et qu’il puisse me ramener au J9 troué de rouille. Il me tire, me file quelques discrets coups de cravache, m’engueule. Il doit sans doute me traiter de « vieille carne », de « foutue tête de mule » et autres gentillesses, mais je ne l’entends même plus.
Doucement arrive le cimetière, où l’on n’enterre plus personne depuis longtemps. Les enfants des enfants de ceux qui reposent ici doivent eux-mêmes déjà reposer ailleurs, et le dernier bouquet de fleurs artificielles semble remonter à la dernière guerre. Je me demande si je ne suis pas aussi mort qu’eux, mais sans le savoir. Mon corps n’est plus qu’une carcasse de souffrance, à tel point que je ne sais plus si je le sens ou pas. Ai-je chaud ou froid, je n’en suis plus très sûr.
Tout ce que je ressens, c’est le petit ange qui me regarde, ne se doutant pas que je suis à bout. Mes pattes avancent encore machinalement, les sabots raclent le sol. Nina me ramène au domaine, au souvenir de mes petits bouts d’humains. Pourquoi êtes-vous partis si vite ? Comment avez-vous pu m’oublier si facilement ?

Dernier virage à gauche, et ultime raidillon. De quelques longueurs de sabot, mes pas ne font maintenant plus que quelques centimètres. Puis plus rien du tout. J’ai beau chercher au fond de moi, je n’ai plus de force, plus rien. Mon cerveau commande au sabot avant gauche de se lever et de faire quelques centimètres encore, mais rien ne se passe. Patron fulmine, gueule comme un bœuf, frappe et refrappe. Oh, tu peux taper, va ! Pourriture ! Esclavagiste ! Je sens même plus tes coups, alors vas-y, fais-toi plaisir…
Patron veut en finir. Déposer les derniers clients et rentrer siroter son litron. Il passe à l’arrière de la carriole, derrière la roue droite, pour pousser et l’aider à tourner. Cela me soulage un tout petit peu, et je fais quelques centimètres de plus, à peine. Mais le peu qui me tenait encore lâche totalement, âne et carriole repartant en arrière d’un coup sec.

J’entends le bruit sourd d’un corps lourd qui s’affale à la renverse, accompagné d’un début de juron. Au moment ou la roue est passée entre ses jambes pour attaquer le bas-ventre, il y eut un hurlement terrible. Plus terrible encore que celui des pauvres cochons qu’on égorgeait chaque année à la ferme du domaine. Mais plus bref, car la roue lui écrasait ensuite sa grosse poitrine grasse, avant de riper contre son crâne et de le défigurer un peu plus.
Je ne pouvais pas retenir la carriole qui fit encore un bon mètre en arrière, avant de buter contre un arbre en bordure de virage, Dieu merci pour mes passagers et mon petit ange. Il y eut sans doute d’autres cris et hurlements, mais je ne les entendais déjà plus. Je suis toujours debout, chancelant au-dessus de patron qui souffle encore comme une bête. Les parents ont juste le temps de sauter et faire descendre l’ange et sa grande sœur, alors que je m’effondre complètement.
Le corps flasque et déformé a amorti la chute de ma vieille carcasse. Un bras de la carriole a cassé sèchement alors que je m’allongeais sur le côté, recouvrant le corps du tyran. Je l’ai senti se débattre encore, pas bien longtemps, avant qu’il étouffe. Puis se relâcher enfin complètement… Quant à moi, je soufflais encore un peu, faiblement. Je repensais au domaine, à mes petits bouts, à mes copains morts avant moi. Nina était là devant moi, accroupie, me regardant toujours aussi fixement dans le fond des yeux, la tête penchée, sans rien comprendre de ce qu’il venait de se passer.


« Sentir le sable, sous ma tête,
C’est fou comme ça peut faire du bien,
J’ai prié pour que tout s’arrête… »



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